Écrire l’espace
By Raphael Edelman, FRA Feb. 2018Philosopher
Nous nous orientons, dans l’espace moderne, à partir de plans, de pancartes, de panneaux et d’enseignes, à la différence des sociétés traditionnelles qui s’appuyaient sur des indices naturels (astres, empreintes, vent, etc.).
Notre navigation sur internet est tout à fait analogue à la façon dont nous progressons dans les rues, en repérant les panneaux, franchissant ou non les accès, en utilisant clés et codes. D’une manière générale, nous vivons dans des espaces écrits, que ce soit en toutes lettres, avec des images ou à même le sol, avec nos édifices. La question se pose de savoir qui écrit, en particulier dans l’espace public ; autrement dit, de qui l’espace est-il vraiment l’espace. Car les auteurs eux restent invisibles et pourtant exercent leur influence, faisant de chacun de nous essentiellement leur lecteur.
Le concept de société sans écriture est contradictoire. Il faudrait plutôt parler de société sans alphabet. Car tout espace social est écrit, inscrit, sur le territoire par l’habitat et l’aménagement, sur le corps par le costume et la cosmétique. utrement dit, l’humain, mais aussi l’animal, trace son espace. Concernant le monde urbain, le tracé s’effectue à plusieurs niveaux, mêlant virtuel et réel. Nous avons les transformations de l’espace fonctionnelles et symboliques, par exemple le système des égouts et les monuments religieux. Les images et les symboles s’ajoutent aux objets, sur les panneaux, les affiches, les pancartes. Enfin, la carte s’efforce de refléter ce territoire, tout comme les autres médias : la photo, la vidéo, l’infographie etc. Les articulations entre les espaces réels et virtuels ne cessent de se sophistiquer : réalité augmentée, interfaces tangibles, objets connectés et tous les gadgets de la Smart City.
L’enjeu de cette codification de l’espace est la régulation, l’administration, la gestion logistique et stratégique de la société. Une lecture politisée verra, dans ce dispositif, les moyens de défendre les privilèges de la classe dominante, plus que l’intérêt de la société toute entière, et le moyen de préserver un statu quo inégalitaire sous couvert de paix sociale.
Le soft power joue une part importante dans cet exercice du pouvoir. L’espace public, mais aussi privé, est saturé d’affiches, d’emballages, de journaux, de messages, d’images, d’écrans, fixant la normalité et caricaturant les minorités. Les médias animés, sonores et vidéos s’intègrent au flux de nos pensées. Les espaces virtuels d’internet s’infiltrent dans notre temporalité personnelle, notre fameux temps de cerveau disponible. Les médias nous influencent donc dans nos achats, nos opinions, nos actions et réactions. Ils rythment nos vies en imposant leur calendrier des activités et des fêtes, des distractions et des mobilisations.
L’écriture permet l’idéalisation et la diabolisation qui simplifient la réalité. D’un côté les idoles, les stars, les vedettes et les stéréotypes et, de l’autre, les monstres que l’on dévalorise, diabolise ou dissimule. L’écriture est d’emblée rhétorique : hyperboles, litotes, ellipses et novlangue. Le but est d’assurer le contrôle des esprits en même temps que celui des corps. Les auteurs de ces écritures sont les représentants des pouvoirs étatiques, économiques, des institutions qui possèdent les instruments et les droits de diffusion. Ils construisent et maintiennent nos espaces physiques et mentaux.
Si l’espace numérique est le dernier avatar de l’écriture, il jette une lumière nouvelle sur la question de l’auteur et son pouvoir. L’espace numérique, comme l’espace matériel, est fonctionnel et symbolique, fait d’accès et de frontières, de priorités, de propriétés et de contrôles. Les espaces publics virtuels, ceux des grandes marques de logiciels, accueillent des espaces privés, de la même façon que dans l’espace réel. L’intimité du privé s’insinue dans les interstices du territoire national ou commercial. L’espace secret l’est relativement à ce qui est découvert. Il se construit contre l’extérieur qui, lui, tend à percer cette intimité.
L’espace intime est le premier espace d’écriture d’un contre-pouvoir, l’espace public étant plus lisible que traçable. Tout comme nous écrivons un journal intime, nous aménageons notre intérieur. Cette écriture peut être commune avec ceux qui partagent notre vie. Le problème survient lorsqu’il s’agit de projeter dans l’espace public cette écriture privée personnelle ou collective. Car elle doit développer sa tactique au sein d’une stratégie extérieure. Cette tactique relève de différents régimes : artistiques, politiques, ludiques et parfois vandales.
Ces écritures dans l’espace public peuvent être éphémères et mobiles ou pérennes et immobiles. Cela va du meeting, du défilé, des banderoles, des slogans et des prises de paroles, des affiches, des tags, etc. Mais, pour être durable, l’écriture devra passer les épreuves de l’institution politique, artistique ou commerciale. Plus vous êtes indépendants, plus vous êtes éphémères. Cet effacement par le pouvoir a l’avantage paradoxal de souligner l’effectivité de l’écriture publique. On peut, par analogie avec la religion, dire que l’espace public est sacré et qu’y est combattu toute forme de sacrilège.
Le pouvoir est donc écriture. Le but est d’administrer les hommes. Les institutions exercent soft et hard power. L’intériorité nait à l’abri de l’extériorité, contre elle, protégée ou refoulée par elle. L’espace public est lu et, pour être écrit artistiquement, politiquement ou économiquement, il faut trouver des voies officielles ou non. La difficulté d’écrire l’espace public montre comme l’écrit est redouté et influent. Tout ceci jette une lumière inattendue sur l’écriture, l’art d’écrire, et tout art en tant qu’il écrit, inscrit. Il s’agit au fond de gouverner. Autrement dit, nous émettons de l’information pour agir sur le comportement des autres. Non pas pathologiquement, par simple passion du pouvoir. Mais fonctionnellement, parce que nous dépendons des autres. Nous cherchons à contrôler ce dont nous avons besoin. De plus, nous lisons pour être contrôlés et nous pouvons l’être volontairement. Mais nous avons parfois besoin de passer d’une logique passive à une logique active, pour des raisons personnelles, corporatives, collectives, de survie économique ou symbolique.
Nous pouvons opposer l’art engagé à l’art pour l’art, un art de message, de propagande à un art de performance et d’expérience. Mais la question n’est pas uniquement là, dans le quoi, mais aussi dans le qui, le pourquoi et le comment. Ainsi, l’on verra que l’on peut diffuser les messages les plus enflammés, les plus révolutionnaires, mais d’une manière tout à fait inoffensive, car bien paramétrée, dans un espace prédéfini. Ou alors nous pouvons diffuser un sens apparemment inoffensif dans un cadre impertinent. Mais, sans doute, l’expérience la plus forte serait de dire quelque chose de bouleversant dans un cadre totalement inattendu. De là viennent les vrais bouleversements idéologiques. Pas de conquête sans scandale.
Visual on Public Space
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